Haïti : une école dans la tourmente
À chaque explosion sociale qui porte les masses appauvries à cracher leur ras-le-bol sur le béton, l’école est le premier secteur à en pâtir. L’instabilité et la mauvaise gouvernance continuent de manger ses tripes. La fin des années 80 avait déjà sonné son déclin, aujourd’hui elle baigne dans la catastrophe. L’urgence est à la fois académique et thérapeutique, après toutes ces agressions et violences subies dans le pays. Le bilan est lourd et les défis immenses. Mais les acteurs.trices se serrent les coudes pour redresser la barre.
Le nez chaussé de lunettes, il enfile un t-shirt à rayures, nous reçoit dans sa cour au calme troublé par des marchandes venues s’attrouper au haut de la rue Grégoire; à Pétion-Ville, avec leur sac de légumes frais. Patrice Dalencour nous sert une poignée de mains, du café et son sourire mutin. On tient rendez-vous avec un professeur de philosophie, passé au moule de l’instruction chrétienne chez les Frères de Saint-Louis de Gonzague, avant de se jeter dans les bras de l’Ecole Normale Supérieure pour des études de lettres et de philosophie. Il se rend par la suite à Toulouse – le Mirail (France) où il obtint un doctorat. Le prototype d’un enfant qu’on dirait privilégié, issu d’une famille cultivée où l’on repère l’une des plus grandes pianistes classiques du pays, sa sœur défunte Micheline Dalencour. Le septuagénaire n’a que 25 ans quand il embrasse avec fougue, amour et enthousiasme le métier d’enseignant. On est en octobre 1976. L’ancien Secrétaire d’Etat de l’Education Nationale en 1986, puis ministre de cette même entité de 87 à 88, se remémore l’époque où les lycées étaient en concurrence positive avec les écoles congréganistes et étaient considérées dans le pays comme des pôles de qualité.
« La confiance en l’école a beaucoup chuté »
Depuis 2018, des jeunes partent pour l’étranger par milliers, des professeurs sont de plus en plus poussés vers d’autres activités. Le pays est plongé dans une crise aigüe. Patrice Dalencour fait le bilan. « Se trouver au 16 novembre 2022 sans avoir pu faire la rentrée des classes ne fait qu’aggraver la catastrophe éducative que nous connaissons. Finalement, d’année en année, le temps de scolarisation diminue, la disponibilité d’esprit des enfants, comme des professeurs, s’affaiblit. C’est un système scolaire en déclin qui nous forme au rabais la jeunesse de notre pays ». De ses 71 ans, il en a déjà donné 51 à l’éducation et il se dit aujourd’hui désenchanté parce que « l’intérêt se perd, le travail n’est pas valorisé, la confiance en l’école a beaucoup chuté ». Lekol pa bay, l’école ne rapporte rien, entend-t-on souvent chez nous.
Antécédents historiques
L’historien Pierre Buteau, au cours d’un entretien téléphonique accordé à IMEDIA, passe en revue quelques évènements politiques qui avaient, dans le passé, handicapé le fonctionnement des écoles. Le professeur émérite fait ici référence à la première moitié du 20e siècle, précisément en janvier 1946, avec les Cinq Glorieuses, célèbre mouvement qui a conduit à la chute du président Elie Lescot. C’est Jacques Stephen Alexis, 24 ans à l’époque, qui fut à l’origine de l’appellation, inspirée des Trente Glorieuses de 1945 en Europe. «C’était un mouvement de jeunesse, toutes les écoles étaient dans les rues pour protester contre la dictature. C’était la grande fête », se rappelle-t-il, expliquant que l’école haïtienne a, par la suite, connu plusieurs autres bouleversements, même si elle n’était pas directement impliquée dans des luttes. Il y a la tentative du coup-d‘état militaire contre François Duvalier en 1957, l’attaque armée, en avril 1963, contre la voiture présidentielle qui emmenait le jeune Jean-Claude à l’école : il y a eu plusieurs tueries, bastonnades, arrestations, blessures par balles. Et c’est ainsi que François Duvalier, voulant protéger son pouvoir, en vient à instaurer son régime totalitaire. Et c’est l’intelligentsia lettrée qui paiera en premier les pots cassés. Camille Chalmers nous dit pourquoi.
La répression duvaliériste mais aussi les possibilités de départ vers l’Afrique offertes à des milliers de cadres haïtiens à partir de 1960, seront couplées pour provoquer une perte importante d’enseignants qualifiés. Jean-Claude Icart, très versé dans les problématiques de la migration, professeur associé au département de sociologie à l’UQAM, nous parle au téléphone depuis Montréal où il est établi.
Mais ajoutée à ces deux facteurs (répression et attraction vers l’Afrique), le sociologue évoque une autre cause plus importante qui a commencé à entrainer une baisse de niveau dans l’éducation : la macoutisation de nombreuses institutions de formation supérieure dont l’Université d’Etat d’Haiti.
« Ces proches du pouvoir sont acceptés dans ces facultés, obtiennent leur diplôme sans forcément avoir les compétences et les qualifications pour l’obtenir, car leur vrai travail c’était d’espionner ». Résultat ? A partir des années 1980-1990, beaucoup de diplômes haïtiens ne sont pas reconnus à l’étranger, déclare M. Icart. Il s’est aggravé une certaine rigueur dans les programmes auxquels l’étranger nous exige en permanence d’apporter des correctifs et des mises à jour. C’est dire que nous sommes encore à la traine en matière d’éducation. Le seul pays de la région Caraibes-Amerique latine où la durée moyenne et attendue de la scolarisation est la plus faible. Dans l’Indice de Développement Humain établi pour l’année 2021-2022 par le Programme des Nations-Unies pour le Développement, Haiti occupe la 163e place.
Pour M. Patrice Dalencour, le déclin a véritablement commencé à partir de 1989 : l’école est depuis cette époque prise en otage par le personnel politique. En raison des grèves et des interruptions sporadiques, « On a eu de moins en moins de période scolaire entière ».
L’impact de l’instabilité sur la production du capital humain haïtien
L’économiste Etzer Emile analyse avec Imedia les impacts qu’entrainent les crises politiques et l’insécurité liée à la violence des gangs armés sur le fonctionnement de l’école.
« L’école est une activité sociale mais a aussi toute une dynamique économique qui est créée autour d’elle. De par sa dimension transversale, elle prend en considération tout un ensemble de paramètres qui conditionnent son fonctionnement. Il y a l’immobilier, le transport, les restaurateurs, les libraires et éditeurs, le textile, les moyens humains et techniques. Ceux qui sont propriétaires d’écoles non-publiques créent des emplois, achètent et vendent des services, ils ont une entreprise. Pour le corps enseignant et le personnel administratif, c’est aussi leur activité économique, ils vendent une heure et ont un salaire en retour. Quand on a des turbulences, comme on en a souvent dans le pays depuis 2018, cela affecte toute la chaine et entrainera, à long terme, de lourdes conséquences sur la qualité du capital humain que nous produisons au pays, aspect fondamental à prendre en compte dans le développement économique d’une nation. »
Le ministère de l’Education Nationale a publié, le 16 décembre, un nouveau calendrier qui fixe 142 jours de classe pour la période allant de janvier à aout 2023.
Apati janvye 2023, pral rete 142 jou lekòl nan kalandriye a. @MENFP_Education kontinye motive tout elèv, an patikilye Segondè 4 ki pral nan egzamen bakaloreya 31 jiyè – 3 out: « Match lekòl la, match lavi a pa ka jwe andeyò teren lekòl la, san ekip, san antrenè, san inifòm ». pic.twitter.com/BNQTINnzn3
— Nesmy Manigat (@nesmymanigat) December 17, 2022
L’école, incapable d’ouvrir ses portes le 3 octobre dernier, avait attendu les deux dernières semaines du mois de novembre pour reprendre progressivement ses activités. C’est que, depuis l’annonce par le gouvernement d’augmenter le prix des produits pétroliers, de nombreuses organisations civiles, des militants et les couches les plus démunies ont, à partir du 12 septembre, violemment protesté contre cette mesure. Suite aux décisions adoptées en conseil de gouvernement le 26 aout, la réouverture des classes avait été reportée au 3 octobre, lisait-on dans une note du ministère.
« La fermeture des écoles participe à la fois du dépit des révoltés qui ne comprennent pas que les enfants des riches continuent d’avoir accès aux bonnes écoles, tandis que les leurs n’ont accès qu’à des écoles borlettes. Sans présumer de l’utilité d’une telle mesure, le dommage est terrible pour tout le système éducatif qui perd à la fois ses élèves et ses formateurs. Une école fermée, c’est une pensée qui se meurt et une société qui s’éteint. Mais comment maintenir les écoles ouvertes si la sécurité des élèves et des enseignants n’est pas garantie ?», déclare le géographe Jean-Marie Théodat, retourné à Paris depuis 2019 à cause de l’insécurité qui produit de plus en plus d’abadons scolaires.
« De 1986 à aujourd’hui, il y a une perte d’au moins 20 à 30 jours de scolarisation par année. Par conséquent, sur les treize années du cycle, un enfant perd en général, en Haiti, un à deux ans de scolarisation complète », affirme pour sa part le sociologue Charles Tardieu qu’Imedia a rencontré dans les locaux de l’hôtel Ritz Kinam, à Pétion-Ville. Un an après le séisme du 12 janvier 2010, le rapport du Groupe de travail sur l’Education et la Formation (GTEF) formé par l’ancien Président René Préval a conclu « que sur une cohorte de 100 enfants qui rentrent en première année, seulement 5% arrivent à terminer les 13 ans du cycle. Et ce sont des enfants provenant des zones à risque qui sont touchés par cette perte, pas les écoles favorisées. De jeunes garçons qui abandonnent l’école sont régulièrement recrutés par des gangs, les jeunes filles elles sont en proie aux violences sexuelles et grossesses non-désirées », regrette M. Tardieu, également éditeur de manuels scolaires.
Des années 2000 à aujourd’hui, celles-là ont développé des mécanismes divers pour faire face à l’arrêt des activités scolaires provoqué par des mouvements de rue : l’internet est devenu le principal recours, poursuit-il. Tout cela ne fait que creuser, depuis la crise du coronavirus d’ailleurs, ce qu’il appellerait l’apartheid scolaire, se caractérisant par une logique d’exclusion des masses où les enfants issus d’en bas n’ont pas les mêmes chances que ceux d’en haut.
Myrlaine Philémon Lamontagne, Directrice du Lycée du Cent Cinquantenaire a réussi à motiver ses élèves et le corps professoral en transférant via WhatsApp des devoirs et leçons. « Cela a marché. L’intérêt est revenu peu à peu, les professeurs ont emboité le pas et le Lycée, bon an mal an, avait repris graduellement ».
A l’avenue Jean-Paul II, Centre-Ville.. Imedia s’est rendu sur les lieux. Les cours se distribuent sous des hangars. Dans des conditions suffocantes et incommodes, des filles entassées par groupe de 5 sur un banc à l’effigie de l’Unicef et du MENFP, reçoivent le pain de l’instruction. Face à elles, ce ministre bien étriqué dans son costume bleue marine qui y est passé le 28 novembre encourager le personnel à poursuivre les activités scolaires. Il est parti sur une rutilante 4/4 avec deux principales revendications des gamines dans ses poches : la reconstruction de l’établissement et la distribution de plats chauds. L’actuelle Directrice a voulu en profiter pour relancer certains dossiers de nomination de professeurs qui sommeillaient encore dans les tiroirs de l’ancien responsable. « Mieux vaut essayer, on ne sait jamais ». Imedia a constaté que la construction a démarré mais n’est pas achevée. Les tentatives de joindre M. Ignace Saint-Fleur, Directeur General du Bureau de Monétisation des Programmes d’Aide au Développement (BMPAD) autour de la question, ont été vaines.
L’Ecole Normale Supérieure traitée en parents pauvres
Malgré les efforts déployés pour mobiliser des fonds étrangers et la volonté exprimée de corriger certaines dérives dans le système, M. Nesmy Manigat se heurte à un obstacle majeur. C’est qu’il est ministre d’un pays où 13,3% du budget national sont alloués à l’éducation, 94,8% à l’exécutif et 0,9% à l’Université d’Etat d’Haiti.
« Tant vaut sa place dans le budget de l’Etat, tant vaut l’école. Il n’y a pas de miracle dans la répartition de l’intelligence ni dans le partage du savoir. La palme va toujours aux plus assidus et aux plus persévérants dans la recherche de la lumière. Haïti n’en manque pas. Mais ils ne sont pas accompagnés. Pour cela, il faudrait qu’il y ait des bibliothèques dès la maternelle pour inciter à la lecture les tout-petits enfants, des écoles adaptées, dans une langue accessible à tous, des équipements pédagogiques adaptés. Bref une ingénierie du savoir dont nous avons les spécialistes, mais ils sont la plupart soit au chômage… soit exilés loin du pays, qui en a pourtant besoin », indique M. Jean-Marie Théodat.
L’irresponsabilité de l’Etat et son manque de volonté se traduit notamment dans le traitement infligé à l’Ecole Normale Supérieure considérée, « pendant longtemps, comme un fleuron dans la formation des professeurs », soutient Roody Edme, professeur de lettres et de philosophie, responsable d’école et éditorialiste.
Jeudi 17 novembre. Quelques chaises usagées, des tessons de persienne, un couloir empoussiéré, une bibliothèque rasée par un incendie avec des rayons entiers de livres. A l’entrée, le portrait peint de Gregory Saint-Hilaire sur le mur de l’Ecole Normale Supérieure, abandonnée depuis l’assassinat par balles en 2020 de cet étudiant qui manifestait, aux côtés de dizaines d’autres camarades, pour exiger que le MENFP tienne ses promesses d’embauches et de stages envers eux. Pour venger ce crime qualifié d’accidentel, ils auraient mis le feu dans un bar à côté que des agents de la garde présidentielle avaient l’habitude de fréquenter et c’est ainsi que l’incendie s’est propagé, selon ce qu’a expliqué le gardien trouvé sur place, qui surveille en permanence ce bâtiment pris d’assaut en 1986 après le départ de Jean-Claude Duvalier. M. Patrice Dalencour s’en souvient.
L’édifice s’est effondré le 12 janvier 2010. Sous des hangars, le savoir se transmettait dans un contexte post-séisme avec la même ferveur et le même souci de qualité. Le Japon a, en 2020, évalué sa reconstruction : 10 millions de dollars. Le ministre des Affaires étrangères et des cultes de l’époque, Claude Joseph, a estimé indispensable et importante cette reconstruction. 12 ans après, les chantiers peinent encore à démarrer malgré l’acquisition d’un terrain à Carrefour-Feuilles, devenu entre-temps un quartier en proie à la violence armée. Joint par téléphone, le Directeur académique Bérard Cénatus n’a pas voulu se prononcer sur la question, sans l’aval des autres membres de l’administration. Imedia s’est rendu aux nouveaux locaux qui accueillaient autrefois les programmes de Masters. Une bâtisse tout exigüe, à faible capacité d’accueil, privée de bibliothèque, de laboratoires et d’espace propice à la recherche scientifique. Toutes ces lacunes infrastructurelles jamais comblées, tout ce vide académique créé par le départ pour l’étranger d’un bon nombre de mastérants.tes et de docteurs.res n’ont fait qu’affaisser cette entité.
« La pénurie est déjà là. 85% des cadres haïtiens, titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à un Master vivent hors du pays. Cela s’appelle une fuite des cerveaux doublée de l’incapacité d’enclencher le mouvement inverse », indique M. Théodat.
Josué Mérilien, 61 ans, ancien de la faculté de 88 à 91, a, toute sa vie, milité contre « l’école à deux vitesses ». La création en 1990 de l’Union des Normaliens Haïtiens (UNNOH) dont il est aujourd’hui le coordonnateur est partie d’un constat : les enseignants, mis au chômage en novembre 1990, n’avaient personne pour les défendre.
Valoriser le métier d’enseignant
« L’enseignant n’as pas la considération sociale qu’il mérite. Il doit être formé, recyclé, bien payé et bien encadré pour remplir son rôle dans la société : celui de construire des citoyens sans qui on ne fait pas de pays. Quand on entend les discours des dirigeants, l’école est une affaire de haut niveau, mais dans les faits, elle est différente. Investir dans l’éducation, c’est investir dans l’homme considéré comme la première richesse d’un pays. L’école haïtienne produit de moins en moins de citoyens, des hommes grands, enracinés dans son histoire et sa culture. L’enseignant n’est pas encouragé à donner le meilleur de lui-même dans ce travail. »
Les appointements mensuels d’un professeur de lycée, détenteur d’une chaire de 6h de temps par semaine, sont de treize mille deux cent gourdes brutes, s’est renseigné Imedia, disposant d’une copie de lettre de nomination. Un salaire qui n’est pas stable en raison de la fluctuation du taux de change : 145 gdes pour 1$ au moment de publier notre dossier. Avec un pouvoir d’achat affaibli par la hausse des prix des produits, les poches asséchées par le dernier épisode de « pays lock » (septembre-octobre 2022), l’enseignant perd de motivation. «Il s’appauvrit grandement », estime M. Etzer Emile.
« Les personnes à faibles revenus, en particulier celles qui ont du mal à subvenir à leurs besoins essentiels que le loyer et l’alimentation, ont été touchées de manière disproportionnée dans plusieurs pays par la dépression et l’anxiété », souligne le dernier rapport de l’IDH. La violence – armée, de rue ou conjugale – est, lit-on dans le document, « un facteur de détresse psychopédagogique ».
Redonner espoir aux enfants, « les refaire croire en l’avenir »
Et pourtant, c’est à l’enseignant de redonner espoir aux enfants, « de les remettre au travail et de les refaire croire en l’avenir ». M. Roody Edmé souligne qu’un accompagnement psychopédagogique est nécessaire en ces temps de crise.
La pédagogue Marie-Marthe « Franck Paul » Balin, poids lourd de l’éducation, octogénaire a l’esprit vif, incarne la persévérance, la résilience malgré les vents contraires, malgré les moments sombres qui ont bouleversé sa vie d’enseignante et d’institutrice de carrière. La voix douce, dans un sourire qui illumine son visage, assise calme derrière son bureau, elle nous confie pourquoi elle n’a jamais quitté Haiti. « Parce que j’aime ce pays. Apres avoir passé toute ma vie à lutter dans l’enseignement, j’ai l’impression d’avoir battu l’eau avec un bâton. C’est terrible ce qui nous arrive dans l’éducation. Mais ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ». Elle veut désormais changer la pédagogie de l’école et essayer d’ancrer plus profondément les enfants dans les problèmes du pays. Le temps de l’écoute est fini pour nos enfants. Le parcoeurisme, les bourrages da crânes, les répétitions sans fin, les exposés magistraux, des salles saturées : tout cela doit cesser. L’enfant doit maîtriser les contenus qu’il apprend, développer l’esprit critique dès le jeune âge, a expliqué la pédagogue qui a sucée à la moelle de l’Institut Pédagogique National (IPN), haut lieu de réflexion pédagogique dans les années 50-60.
Allouer 13,3% du budget du pays à l’éducation met l’Etat dans l’incapacité de répondre à la demande massive de l’offre scolaire. En Haiti, l’offre éducative est principalement non-publique avec plus de 80% des écoles appartenant au secteur non-public, a indiqué le Fonds des Nations-Unies pour l’enfance.
Les écoles en difficulté financière
Les 80%, ce sont les écoles congréganistes qui ont débarqué en Haiti au 19e siècle avec de l’expertise, une longue expérience pédagogique et avec la bible pour boussole. Les 80% ce sont aussi les écoles laïques construites par des générations d’Haïtiens conséquents, diplômés et formés qui, au lieu de quitter Haiti, ont plutôt choisi d’investir dans l’excellence et la compétence. A ces 80%, l’Etat ne reproche presque rien pour la qualité du savoir qu’elles transmettent, pour la discipline dont elles font montre et pour l’exigence académique qui accompagne leur succès dans le système éducatif depuis des siècles. Il ne les inspecte presque plus, de l’aveu de bon nombre de responsables. Ces 80%, ce sont aussi celles qui comblent le vide même si elles n’ont pas le niveau espéré. En somme, à ces 80%, on a collé toutes les étiquettes : élitistes, bourgeoises, acculturées, claniques, privilégiées, affairistes, borlettes.
Par ailleurs, les 20 %, ce sont l’Etat qui, lui, a perdu tout contrôle, qui brille par son absence de supervision et d’inspection tant dans le privé que dans le public, qui n’utilise pas ses maigres ressources à bon escient pour renverser la vapeur, qui ne résout pas le problème de déficit d’écoles publiques, qui fait payer des taxes au privé, dénoncent de nombreux responsables d’écoles qu’Imedia a rencontrés. M. Charles Tardieu appelle ça double peine. « L’école, ce n’est pas un supermarché ou une boutique où l’on vend du mais moulu, du poids ou de l’huile. Elle ne devrait pas être taxée. L’Etat ne joue pas son rôle et il pénalise ceux qui le font à sa place. C’est grave. »
Toutes les écoles sont en difficulté financière. L’inflation progresse : un taux de 38,7% (varié en fonction des départements : 40% dans le sud ; 39% dans la région métropolitaine de Port-au-Prince), une perte de richesse de 1,5%, une augmentation du budget des familles haïtiennes pour l’alimentation (plus de 50%), selon les analyses de l’économiste Kesner Pharel, indiquant que le pays n’est pas en recension mais en dépréciation économique.
« Les écoles travaillent avec un effectif considérablement réduit. Depuis l’assassinat de M. Jovenel Moise en 2018, les choses se sont aggravées. ¾ du personnel sont en mode disponibilité. Le départ des enfants vers l’étranger est massif, les parents ont encore peur », s’inquiète Marie Marguerite Clérié, Présidente de l’Association Professionnelle d’Écoles d’Haiti. Les enfants, provenant surtout des milieux à risques et en proie à la violence des gangs, sont traumatisés. Les professeurs, eux aussi préoccupés par les soucis de la vie et trop occupés à voir un programme, oublient qu’ils ont en face d’eux de petits êtres qui ont besoin, certes de l’académique mais en priorité de la thérapie, explique la spécialiste en éducation Montessori. Ce n’est pas normal qu’à chaque crise, le premier groupe à en pâtir est l’école. C’est la mort dans l’âme. Mais on doit se battre. On voit des gens choisir ce métier par défaut et non par amour, c’est un drame. Mais on doit redresser la barre. L’école, c’est ce qui fonde une société, une nation ». C’est, selon elle, la mauvaise gouvernance, l’irresponsabilité des politiciens sans amour de la patrie qui ont conduit le pays à cette catastrophe éducative.
47% des écoles n’ont pas encore ouvert. En 2022, trois écoles sur cinq évaluées par l’UNICEF et le MENFP ont été attaquées et pillées, ce qui fait qu’un demi-million d’enfants âgées de 5 à 19 ans risquent de perdre leurs possibilités d’apprentissage, souligne le Fonds des Nations-Unies pour l’Enfance. 1, 700 écoles sont fermées dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince : 772 à Croix-des-Bouquets, 446 à Tabarre, 274 à Cité Soleil, 200 à Martissant, Fontamara, Centre-Ville, Bas-Delmas, selon les chiffres du MENFP, disponibles sur le site de l’Unicef.
La sécurité, une priorité
Les établissements scolaires se retrouvent aujourd’hui au cœur d’une crise aigüe, « qui n’a pas eu [jusqu’ici, ndlr] les réponses attendues, correspondant à sa nature même », selon M. Pierre Buteau. « La rue est devenue l’espace de revendications populaires, souvent désordonnées, elle est investie en permanence et cela joue un rôle » dans ces fermetures répétées.
La sécurité reste la première condition pour la reprise activités scolaires, a indiqué pour sa part Jacqueline Baussan Loubau, psychologue et professeure à la Faculté des Sciences Humaines (UEH).
« La petite enfance est l’âge idéal pour les enfants d’apprendre la vie avec les autres hors du cocon familial. C’est l’âge idéal pour la simulation du langage, des capacités cognitives et motrices », explique la formatrice en psychotrauma dans une entrevue écrite accordée au journal. C’est la période-clé du développement sur laquelle se construisent toutes les autres. La sécurité reste la première condition pour la reprise des activités scolaires. L’exposition à la violence, poursuit-elle, et aux situations traumatisantes affecte durablement le cerveau du jeune enfant avec des conséquences souvent irréversibles sur son développement émotionnel et sur sa santé mentale future. Aucune société ne s’est développée sans accorder la première place à l’éducation. L’école doit être la priorité. »
Rosny Ladouceur
Sites et Documents consultés
- « Système éducatif et inégalités sociales en Haiti »,Louis-Auguste Joint
- « Genèse de l’Etat haïtien », sous la direction de Michel Hector et Laennec Hurbon.
- Gerald Bloncourt, « Les Cinq Glorieuses de janvier 1946 », ÎleenÎle.
- Collectif Haiti de France.
- Le Moniteur- Spécial # 13 (Budget général de la République d’Haiti –Exercice 2021-2022)
- Rapport sur le développement humain -2021-2022, présenté par le Programme des Nations-Unies pour le Développement.
- Cent ans d’histoire de l’occupation américaine (1915-2015), sous la direction de Michel Soukar.
Un dossier de l’agence Imedia | Texte : Rosny Ladouceur | Photos et vidéos : Estaïlove Saint-Val et Elie Prospère.