Ale Wouj! Ale Nwa! : Le Combat de Coq, Un Héritage Vivant de la Culture Haïtienne
Le combat de coq est profondément ancré dans la culture haïtienne. Alors que certaines îles des Caraïbes abandonnent progressivement cette tradition populaire au profit des jeux vidéo, en Haïti, elle continue de captiver les esprits, à la fois comme loisir et comme activité économique.
S’il existe depuis deux siècles une tradition des jeux en Haïti, le combat de coq figure parmi les plus anciens. D’ailleurs, le célèbre roman créole de Frankétienne, publié en 1975 et intitulé DEZAFI, tire son nom du jargon du combat et en fait un témoignage au symbolisme extrêmement riche. Introduit aux Antilles par les Espagnols au XVIIᵉ siècle, tant comme oiseau de combat que comme volaille domestique, le coq demeure un héritage colonial doté d’une discipline qui lui est propre. Cette discipline consiste à opposer deux coqs spécialement préparés dans une arène appelée gallodrome, un spectacle que l’on retrouve un peu partout dans la Caraïbe. Cependant, il ne porte pas le même nom dans les différentes îles : aux Antilles (Martinique, Guadeloupe, Porto Rico), on l’appelle Pitt, à La Réunion, Rond, et en République dominicaine, Gallera. En Haïti, on parle de Gaguère, un espace structuré réunissant un juge, des amateurs de coqs, des éleveurs et des spectateurs formant une véritable communauté où le coq suscite toujours de l’enthousiasme.
« L’engouement pour cette discipline est tel qu’en 2011, plusieurs associations d’amateurs de coqs ont vu le jour, notamment l’Association Nationale des Gaguères (AGN) et l’Association des Éleveurs de Coqs de Combat (ASECOC) », explique Ronald Mercure, président de l’ASECOC, qui regroupe les amateurs de Pétion-Ville jusqu’au bas de Delmas. Il ajoute que « des principes sont établis pour réglementer cette discipline, afin d’éviter les conflits et de contraindre les amateurs à respecter les normes établies. Selon la gravité d’une infraction commise, un amateur peut être radié du groupe en fonction des règlements en vigueur. Bien qu’il s’agisse d’un divertissement, il doit être encadré par l’ordre et la discipline », conclut-il.
Bien que les règles varient selon les régions, cette tradition populaire s’accompagne de nombreux éléments qui la transforment en un véritable marché, régi par ses propres lois, coutumes et enjeux.
Préparer un coq : un traitement coûteux
Entretenir un coq de combat est loin d’être une tâche aisée : sa prise en charge est très coûteuse. Si son achat peut atteindre 10 000 gourdes, son entretien exige un budget pouvant être trois fois plus élevé. Lesly Joseph, amateur de coqs et professionnel du droit au cabinet d’un avocat portant le même nom que l’animal, Me Edwin Coq, compare cet oiseau à un sportif de haut niveau. Il explique :
« Un coq de combat, c’est comme le Brésilien Neymar : il peut coûter très cher. Son entretien est un investissement. Il faut l’entraîner quotidiennement, l’asperger d’eau et de citron en permanence, parfois d’alcool à 95°, lui administrer des médicaments et des vitamines sous la supervision d’un vétérinaire, et le réchauffer au soleil à des horaires précis »,
tout cela dans l’espoir qu’il rapporte une belle somme à son propriétaire.
« Le régime alimentaire du coq ne se limite pas au maïs », poursuit Lesly. « Il doit aussi être nourri de figues mûres et de pain. Lorsqu’il est grièvement blessé, il doit suivre un régime plus léger comprenant notamment de la viande de bœuf et du pain, ou encore une sorte de bouillie spéciale composée de maïs, de viande et de vitamines, telles que le B-complexe. »
Située à la rue Nord Alexis, au numéro 14, la gaguère de l’agronome Jerry propose des combats spectaculaires. Les préliminaires sont dirigés par l’arbitre Nélio Saint-Eloi. Après le pesage et le choix des combattants, chaque propriétaire asperge son coq avec sa propre salive pour le rafraîchir avant d’aiguiser ses éperons à l’aide d’un canif.

Le pari est fixé à 3 000 gourdes, dont environ 3 % reviennent à l’arbitre, qui joue un rôle essentiel : il inspecte les gallinacés, donne le coup d’envoi, contrôle la durée du combat (qui ne doit pas dépasser 29 minutes) et désigne le vainqueur.
Dans l’assistance, les spectateurs parient des sommes en fonction de la robustesse et de la combativité de l’animal. Pè Cius, un habitué, explique : « Parier sur un coq repose sur son poids, ses performances et parfois la réputation de son propriétaire. »
La foule, essentiellement composée d’hommes, s’anime bruyamment en criant : « Ale wouj ! Ale nwa ! » – des encouragements pour leurs champions, entre verres d’alcool et bouffées de cigarettes.
Le combat est impitoyable, et les gallinacés finissent souvent mutilés. Deux redoutables coqs borgnes s’affrontent dans un duel sanglant. Le coq kalite de Monsieur Johny l’emporte en crevant l’œil de son adversaire, le coq de Monsieur Bernard, l’aveuglant totalement avant de l’assaillir à coups de bec et d’éperons. Selon la coutume, le corps du vaincu revient au propriétaire du vainqueur, selon une pratique appelée ploum.
Un symbole de bravoure
Le coq, cet animal familier qui annonce l’aube, ne sert pas seulement d’horloge traditionnelle : il symbolise aussi la bravoure. « Dans les gaguères, le coq incarne l’intelligence et le courage. Il ne recule jamais devant un combat à mort. Guerrier intrépide, il reste énergique en toutes circonstances », s’exclame un amateur connu sous le nom de Pip-Pip.
« Lorsqu’un amateur gagne un combat, il ne remporte pas seulement l’argent du pari : il gagne aussi en fierté et en prestige parmi ses pairs, ce qui renforce sa réputation dans le milieu »,
ajoute Lesly.
Un loisir qui tisse des liens sociaux
Espace de loisir incontournable dans la culture haïtienne, la gaguère joue un rôle social majeur. Selon Lesly, elle contribue à renforcer les relations entre différentes classes sociales : « Dans une gaguère, il n’y a pas de distinction sociale. Chômeurs, professionnels, intellectuels et paysans se côtoient pour admirer le spectacle. »
De plus, une grande solidarité existe entre les amateurs de coqs. « Lorsque l’un des membres de l’association est en difficulté, tous se mobilisent pour l’aider. C’est cet esprit de fraternité qui me retient le plus dans ce milieu », souligne Lesly.
Un business lucratif
Le combat de coq ne relève pas uniquement du divertissement : il constitue aussi une économie à part entière. Ce marché génère des emplois et stimule les revenus des petits commerçants. « Comme un stade de football, une gaguère emploie des agents d’entretien, un agent de sécurité chargé aussi de collecter les frais d’admission, ainsi qu’un bistrot et une petite boutique », explique Lesly.
En janvier, mois des DEZAFI (tournoi regroupant diverses associations et amateurs de coqs), les paris explosent. Dans des gaguères réputées comme celle de Matéus, sur la route de Frères, les mises de base avoisinent les 50 000 gourdes. Certains paris, impliquant de grands joueurs, atteignent 500 000, voire 750 000 gourdes.
À la fois ancrée dans le passé et omniprésente dans le présent, cette tradition populaire continue d’imprégner la culture haïtienne, mêlant histoire, littérature et économie au sein d’un univers où la passion du jeu demeure intacte.