Inclusion des sourds-muets en Haïti : entre efforts et mépris
En Haïti, les personnes souffrant d’un handicap sont généralement marginalisées, discriminées et livrées à elles-mêmes. De cette catégorie, les déficients auditifs payent un lourd tribut. Les blocages qui se dressent devant eux sont d’autant plus criants et pénibles qu’ils concernent entre autres l’Éducation et l’inclusion sociale.
Des gestes de la main, parfois avec d’autres parties des membres supérieurs, un visage expressif… il s’agit de deux sourds-muets engagés à fond dans une conversation ponctuée souvent d’éclats de rire. Nous sommes à Pétion-ville, grande agglomération de Port-au-Prince, devant une salle du Royaume des Témoins de Jéhovah. Chez les « Témoins », l’apprentissage de la langue des signes est très encouragé. C’est gratuit. Un fidèle explique que c’est le premier pas vers une inclusion effective de cette catégorie au sein de leur communauté. « Sans ce programme il nous serait impossible de toucher ces gens dans le cadre de notre programme de prédication », dit-il.
En effet, pour parler d’intégration réelle des sourds-muets, du respect de leur droit et l’égalité des chances, ces derniers doivent pouvoir communiquer entre eux et avec d’autres membres de la société. Ainsi, l’apprentissage de la langue des signes devient incontournable. Cependant, c’est un processus qui peine encore à s’introduire dans le milieu éducatif haïtien. Ce, des dispositions légales de l’article 39 de la loi du 13 mars 2012 portant sur l’intégration des personnes handicapées. L’Institut Haïtien de Langue des Signes, pour renforcer ce processus, a décidé d’offrir son service à la communauté depuis février 2017.
Des données sur la surdité et la mutité sont rares en Haïti. Dans un article paru dans le Global Press Journal, des experts locaux ont évalué le nombre de personnes atteintes de déficience auditive à environ 72 000 en 2003. La plupart d’entre eux n’utilisaient aucune forme de langue des signes. Pourtant, cette langue gestuelle et visuelle est la plus utilisée par les sourds-muets et est apprise par des entendants souhaitant communiquer avec la communauté sourde. C’est dans cette optique que Fenel Bellegarde a cofondé, depuis tantôt 3 ans, l’Institut Haïtien de Langue des Signes (IHLS). Il soutient qu’avant il n’existait aucun centre d’apprentissage formel de ce type. Une initiative qui s’explique par un besoin des entendants d’apprendre la langue des signes afin de pouvoir communiquer avec les personnes atteintes de surdité.
L’apport de l’Institut Haïtien de Langue des Signes
Cette formation intéresse pas mal de jeunes haïtiens. « La demande est considérable. Mais les moyens financiers, dont 1000 gourdes pour les frais d’inscription et 5000 gourdes pour la session, qui dure 3 mois, font souvent défaut aux intéressés », Regrette Fenel Bellegarde. Les motivations des apprenants sont variées. Certains viennent à cause d’un proche mal entendant, d’autres par simple curiosité et d’autres encore pour une carrière professionnelle. « On y rencontre beaucoup plus de jeunes professionnels », avance le co-fondateur de l’IHLS.
Tout comme les autres langues existantes, la langue des signes n’est pas universelle. Chaque pays possède la sienne. En Haïti, on utilise la Langue des Signes Américaine (ASL) comme référence pédagogique. Elle a été introduite dans le pays en 1945 par la missionnaire américaine, Margareth John. Elle est enseignée à trois niveaux et est sanctionnée par un certificat après avoir bouclé les trois étapes à l’IHLS. En effet, des mots propres du créole haïtien sont difficiles à être traduits. Les sourds inventent leurs signes, étant donné qu’ils ne sont pas dispensés à l’école, selon Scheneide LorvensVilbrun, professeur de niveau 1 à l’IHLS depuis janvier 2020. « À cet égard, la Fédération Nationale des langues des signes d’Haïti travaille d’arrache-pied en vue d’instaurer une Langue des Signes Haïtienne d’ici à 2022 », assure-t-il.
Dans une salle de classe (de 15 à 20 étudiants), il raconte comment ça se passe : « Dès, la rentrée, on leur parle de l’origine de la langue. À ce niveau, on les apprend des gestes de salutations et de présentation. » Pour mieux transmettre ce savoir, il est souvent supervisé par des sourds, enchaine-t-il. Apprendre cette langue, s’exprimer uniquement par des mouvements corporels et des expressions faciales représente un défi majeur pour certains. « Mémoriser les signes et le respect de leur configuration constituent les principales difficultés rencontrées au début », estime le jeune professeur qui soutient que l’apprentissage de cette langue requiert beaucoup de dispositions. « Il faut être en contact permanent avec les sourds pour pouvoir mieux développer les aptitudes nécessaires », poursuit-il.
Langue des signes et opportunités
En dehors de la curiosité, de vraies opportunités existent pour ceux qui apprennent cette langue. « Devenir interprète de langue des signes après avoir bouclé les trois niveaux à l’IHLS est très rentable. Des organisations internationales, des organisations non gouvernementales, des établissements scolaires recrutent souvent des interprètes de langue des signes », certifie Schneide Lorvens Vilbrun, interprète à l’école St John Margaret. Il confie que sa motivation d’apprendre cette langue a pris forme à la suite de sa participation à une mise en scène de sourds-muets lors d’une remise de certificat aux étudiants à l’IHLS en 2017.
Des progrès concrets sont réalisés durant ces dernières années dans ce domaine. Tels que l’entrée en vigueur de la loi du 13 mars 2012 sur l’intégration des personnes handicapées et la traduction en langue de signes de certains programmes par des stations de télévision. Selon Fenel Bellegarde, beaucoup reste à faire tant au niveau étatique qu’au niveau sociétal. Il croit fermement que l’apprentissage de cette langue favoriserait l’intégration, l’inclusion, la socialisation des sourds-muets.
Tout ceci doit émaner d’un plan global, d’une vision éclairée et d’une volonté de servir. Il est temps que les gouvernants apprennent à planifier en pensant aux personnes ayant des besoins spéciaux. Ils doivent être au centre de tout projet. Afin que désormais, le véritable handicap soit uniquement une déficience physique, mais non un manque de vision des politiques.
Schneidine Louis