La décision du gouvernement de libeller toutes les transactions en gourde est loin de faire l’unanimité. Certains y voient une mesure conforme à la constitution de 1987 qui ne reconnaît que la monnaie locale, alors que d’autres pensent qu’on devrait plutôt dollariser l’économie. Dans ce contexte, comment savoir laquelle de ces deux devises sera mieux à mêmede favoriser l’émergence d’Haïti?
Marc Evens Lebrun

«La gourde est la seule monnaie qui a cours dans le pays. Toutes les transactions commerciales sur le territoire national sont exigibles en gourde », formule l’article 2 de l’arrêté présidentiel en date du 1er mars 2018. Il s’agit d’une mesure qui renforce la constitution de 1987 de la République d’Haïti en son chapitre premier, article six, quand elle stipule que « l’unité monétaire nationale est la gourde ». Divisée en centime, cette devise qui sert depuis l’Indépendance, était à l’époque le principal moyen d’effectuer des transactions financières à travers le pays. En 1827, sous la présidence de Jean Pierre Boyer, 7 billets sont imprimés et autorisés par la loi du 16 avril  : une gourde, deux, quatre, huit, dix, seize et le billet de vingt-cinq gourdes. Quatre-vingt-douze ans plus tard, par rapport aux proximités commerciales existant entre les États-Unis et Haïti, la convention du 13 avril 1919 (devenue caduque en 1969) fixait le taux de change à cinq gourdes pour un dollar américain.

Depuis, la présence du dollar n’a fait que déstabiliser la gourde, le marché monétaire haïtien connaît ainsi un dollar informel qui demeure dans le langage commun « le dollar haïtien », bâtit sur l’illusion que cinq gourdes valent toujours un dollar. Avec un taux de change où 1 dollar a une valeur de plus de 65 gourdes de nos jours, le gouvernement haïtien estime important que les transactions en monnaie courante soient aussi libellées en gourdes. À titre d’exemple, la circulaire de la Banque de la République d’Haïti (numéro 101-3) réglemente les cartes de crédit en gourde.

Doit-on dollariser ou non?
« Il existe deux types de dollarisation », précise Etzer Emile, économiste et auteur du livre « Haïti a choisi de devenir un pays pauvre ». « Il existe la dollarisation totale ou intégrale qui consiste en l’abandon par un pays de sa monnaie nationale pour adopter le dollar américain ou l’utilisation d’une monnaie liée au dollar américain à parité fixe comme monnaie principale », c’est le cas d’au moins dix pays dans le monde, dont  trois en Amérique : l’Équateur, le Panama et le Salvador. Il existe aussi la dollarisation partielle ou dollarisation de fait qui réside dans « le fait pour un pays de garder sa monnaie nationale en circulation mais permettant aussi d’effecteur librement des paiements et des transactions avec la monnaie étrangère, en particulier le dollar américain ». Dans le cas d’Haïti, la dollarisation est partielle, puisque le dollar est utilisé, parallèlement à la gourde. Si l’on en croit les déclarations d’ Etzer Emile, « utiliser ou non le dollar n’est pas le principal problème ». Le problème est plutôt lié au système variable du taux de change. « Ce n’est pas un problème si un dollar américain vaut 66 gourdes » et que ce taux de change reste stable explique Etzer mais « c’est un grave problème si ce même dollar qui a été à 66 gourdes passe à 69 gourdes dans un mois ou à 75 gourdes dans un an », fait-il comprendre. À ce moment, ajoute-t-il, « la planification macroéconomique du pays serait imprévisible et la spéculation serait un facteur dérangeant à l’économie nationale ». L’économiste établit alors un parallèle pour expliquer que, le taux de change de la gourde n’explique pas sa valeur réelle par rapport au dollar, mais sa valeur dépend de la quantité qui augmente quand la gourde est passée de 60 à 63, par exemple. Le spécialiste rappelle qu’aujourd’hui, il faut 125 dollars jamaïcains pour 1 dollar américain, 110 Yen japonais pour 1 dollar américain or, en Haïti, il faut seulement 65 gourdes pour 1 dollar, pourtant l’économie haïtienne est plus faible que celle de ces deux pays. Ceci confirme alors que le véritable problème de la gourde « est son instabilité ou sa fluctuation mais pas son taux de change ».

Dollarisation, avantages et inconvénients
Dollariser l’économie haïtienne a inévitablement des conséquences qui peuvent être bonnes mais également mauvaises. La dollarisation peut en effet être une arme à double tranchant. Comme principaux avantages, on peut souligner que : a)- La dollarisation permet d’éviter les crises liées à la monnaie ou à la balance des paiements. Sans monnaie nationale, il ne peut y avoir de forte dévaluation, ni de menaces de sorties de capitaux motivées par la crainte d’une dévaluation. b)- Une intégration plus étroite, avec l’économie américaine et les économies du monde entier, serait facilitée par la baisse des coûts de transaction et l’assurance de la stabilité des prix exprimés en dollar. c)- En mettant définitivement un terme au financement par création monétaire, la dollarisation pourrait contribuer à renforcer les institutions financières et à stimuler l’investissement intérieur et international. Parmi les inconvénients on relève : a)- Une perte annuelle de revenus par l’État, puisque sous l’angle économique, le droit de frapper des monnaies est source de revenus pour l’État. Ce bénéfice de la banque centrale appelé Seigneuriage serait perdu par le pays dollarisé et gagné par les États-Unis, sauf si ce dernier consent à le partager. b)- L’hésitation probable des pays à abandonner leur monnaie, laquelle est vue comme un symbole national lié à la souveraineté. c)- En optant pour la dollarisation, un pays se priverait de toute possibilité d’avoir une politique monétaire et une politique de change autonome, y compris d’utiliser les crédits de la banque centrale pour injecter des liquides dans son système bancaire en cas de crise.

Pour une gourde forte
Le jeune économiste Riphard Serent croit que cette mesure est prise en vue de trouver la stabilité macroéconomique qui comprend la stabilisation du taux de change et la stabilisation de l’inflation en Haïti. C’est un objectif qui mettrait en confiance le FMI qui prône la stabilité économique partout dans le monde. Ce point de vue ne diffère pas de celui d’Etzer Emile qui croit que « cette décision peut être une bonne occasion pour tout régulariser si, et seulement si, les autorités compétentes la pratiquent convenablement ». Au sujet de pratique, Riphar Serent souligne que « la régulation de la gourde nécessite aussi une régularisation des bureaux de change et des particuliers ayant une autorisation ou un permis pour convertir les devises».

Stephen Eddyson Joseph/ Challenges
Gourde échange / Stephen Eddyson Joseph/ Challenges

Des mesures pénales et préventives
Puisqu’il existe un risque que cette décision ne soit ni effective ni respectée, vu l’ancrage du dollar dans les activités économiques haïtiennes, plusieurs articles du décret ont instauré des mesures pénales afin de contraindre les acteurs. Avec 8 articles, l’arrêté du 1er mars 2018 contraint les consommateurs, vendeurs et institutions financières à effectuer toutes les transactions en gourde. Selon l’Article 4, « il est interdit de réclamer à quiconque le paiement en devise étrangère ou son équivalent en gourde pour des transactions dont le règlement serait effectué sur le territoire » et « tout contrevenant aux dispositions du présent arrêté selon l’article 7 sera poursuivi conformément aux lois de la République ». Et par vigilance, « tous les citoyens sont autorisés à dénoncer et à porter plainte contre tout individu ou entreprise qui réclame le paiement en devise étrangère ou son équivalent en gourde, suite à des transactions commerciales ou achat de biens ou services », selon ce que dispose l’article 6. Dollariser ou dédollariser est loin d’être le problème d’Haïti en matière économique puisque le problème reste plus pratique que théorique. L’impact des mesures prises par le gouvernement reste très faible. C’est à l’économie réelle de donner le signal. Le mieux pour Haïti serait d’augmenter sa production et son exportation sinon la dynamique de dévaluation de la gourde par rapport au dollar restera toujours un affront à l’économie nationale.

Marc-Evens Lebrun / Source : Challenges Magazine