Le monde a bougé. Le monde a changé. Dans le bon comme dans le mauvais sens. On ne fait plus les choses comme avant. Haïti n’échappe pas à cette règle. Et ce, même dans les milieux les plus reculés du pays, communément appelé  »le pays en dehors ». Certains rituels ne tiennent plus debout. Certaines habitudes, mœurs se sont effritées. Même la façon d’enterrer nos morts a subi de profondes modifications. On ne fait plus le deuil de nos proches dans la sérénité et le recueillement que la circonstance recommande. Dans le département de l’Artibonite comme dans beaucoup d’autres régions du pays les funérailles ont désormais une allure toute spéciale.

Un corbillard délabré suivi par une foule en délire. Pourtant très peu d’entre eux pleurent véritablement. Certains font semblant, d’autres simulent et plus grave encore la majorité d’entre eux tournent carrément en dérision l’événement. Habillés de façon incommode, munis d’un speaker qui vomit que du « RABODAY », ces jeunes, la plupart de sexe masculin, s’enivrent d’alcool en pleine cérémonie funéraire. Ils lancent aussi des obscénités par moment comme pour attirer l’attention. Détrompez-vous, ils ne sont pas des intrus. Ils participent bien à l’enterrement d’un de leur proche parent.

Cette scène qui s’est déroulée dans la commune de Liancourt dans l’Artibonite est loin d’être un fait divers. C’est devenu la nouvelle tendance dans les funérailles. Désormais, les obsèques dans certaines zones du pays n’ont rien à envier à une cérémonie nuptiale, une graduation, ou une fête d’anniversaire… tant l’ambiance qui y règne est débordante, voire explosive.

Au fil du temps, les funérailles ne sont plus ce qu’elles étaient, il y a de cela 20 ou 25 ans. La nouvelle de la mort d’une personne, peu importe les circonstances de son départ, annonce un programme festif. Au menu : les Disc Jockeys (DJ) qui alternent chansons évangéliques et RABODAY, l’utilisation abusive de boissons alcoolisés, des éclats de rire… très éloigné de ce qui fut le deuil d’antan. Une tendance qui laisse perplexe certaines personnes, surtout celles qui se réclament de la veille école.

Le temps révolu du deuil dans le recueillement

La mort est un passage obligé, dit-on. Tout le monde y passera, qu’on le veuille ou non. Dans les bourgs d’Haïti, les sections communales et même dans les grandes villes le décès de quelqu’un choquait, attristait grand nombre de monde. L’émotion était d’autant plus grande si la personne était tuée dans des circonstances troublantes. La famille, les amis, les voisins, les camarades, les collègues… tout le monde était sous le choc et attristé. On versait des larmes. On se recueillait. La famille endeuillée recevait le plein support de tous les habitants de la zone. C’était un moment de deuil, de prière et méditation. La tristesse, etla désolation étaient visibles sur chaque visage. On essayait par tous les moyens d’apporter le soutien et du réconfort aux proches du défunt. On se solidarisait le plus que possible.

La soirée qui précède les funérailles était un moment de recueillement total. Les gens chantaient à l’unisson des chants de circonstance parés de parole capables d’extérioriser la douleur. On lisait des passages tirés de livres dits sacrés. On exerçait des rituels vodouesques. On revenait parfois sur la vie de la personne disparue dans une atmosphère calme et empreinte de solennité. Évidemment, chaque zone avait sa manière de faire. Le Nord, le Sud, le Centre ou l’Ouest, quel que soit l’endroit considéré, la sérénité primait sur la bouffonnerie et le deuil sur la fête. De nos jours, très peu de régions du pays se trouvent encore dans ce registre. « Nos funérailles sont devenues des occasions pour festoyer », s’indigne TANTE Da, une liancourtoise. La septuagénaire se dit préoccupée par ce changement drastique dans les costumes et mœurs haïtiennes. « Je suis scandalisée par cette nouvelle façon d’organiser les obsèques ici dans ma ville natale », lâche-t-elle l’air dépitée. TANTE Da avoue qu’elle n’a plus envie d’assister aux enterrements dans cette commune, car elle a du mal à cerner si elle participe à un anniversaire ou des funérailles. « Parfois les gens meurent de faim, alors que sa famille se voit dans l’obligation de faire des dépenses faramineuses lors des funérailles juste pour plaire aux autres », déplore la vielle dame appuyée contre un poteau dans un temple vaudou.

La diaspora pointée du doigt

Certains membres de la diaspora haïtienne jouent un rôle non négligeable dans ce changement à en croire certains notables de Liancourt. À chaque funérailles c’est une occasion de faire l’orgueilleux étalage de ses moyens d’existence. Une véritable compétition. Chacun essaie de faire mieux afin d’attirer le projecteur sur sa famille après les obsèques. La guerre des dépenses inutiles. Il revient aux participants d’attribuer des notes, de donner les résultats après chaque funérailles, un vrai match. C’est un véritable casse-tête pour la famille qui doit tout mettre en œuvre pour ne se faire dézinguer après la cérémonie.

Qui pis est, ce changement ne réside pas uniquement dans la façon d’organiser les activités qui précèdent le jour des funérailles. Loin de là, le changement est beaucoup plus profond. Autrefois, pour rendre un dernier hommage à une personne on s’habillait convenablement, décemment. Ce n’est plus le cas. Certains, pour se faire remarquer portent des habits déchirés avec des couleurs vives – travesties-. Leur comportement laisse souvent à désirer. Ils entonnent des chansons n’ayant aucun rapport avec la circonstance. Ils crient. Ils dansent à corps perdu. Ils boivent de l’alcool. On se croirait au carnaval. Une ambiance qui occasionne des fois des altercations entre la famille du défunt et ces indésirables.

Jodel ALCIDOR