Haïti : Quand les médecins sont kidnappés ou tués, les malades paient le prix
Entre février 2021 et juillet 2022, 14 médecins ont été tués ou kidnappés à Port-au-Prince selon l’Association Médicale Haïtienne (AMH). Pourtant, le nombre de personnel de santé qui desservent la population haïtienne, soit 5,9 médecins pour 10 mille habitants, est en dessous du seuil recommandé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Résultats : les patients succombent par milliers faute de médecins pour les soigner.
15 août 2021. Kénia Saint Jacques est décédée. Son bébé ne verra pas non plus le jour. Le docteur Hervé Chéry qui devait pratiquer la césarienne de la jeune fille pour mettre au monde son bébé, a été enlevé. Les minutes au goût d’éternité n’ont pas joué en faveur de la femme enceinte qui souffrait affreusement. Elle a fait une crise d’éclampsie. Elle est morte. Les ravisseurs, trop occupés à négocier la rançon du médecin, 300 mille dollars américains, n’ont probablement pas pensé à la femme agonisante, lâchant petit à petit les bras de la vie. Une mort tragique. Le médecin gynécologue a été kidnappé alors qu’il était en chemin pour opérer et tenter de sauver la vie de Kenia et celle de son enfant à l’hôpital DASH. Ce ne sera jamais fait. Les bourreaux ont décidé autrement. Ils ont en quelque sorte tué Kénia et son bébé en séquestrant leur sauveur, sans le savoir. « Un acte odieux et une grande perte pour la famille St Jacques », déplore la petite sœur de la défunte Adeline Saint Jacques.
À chaque fois qu’un médecin est victime d’actes d’insécurité, il s’agit d’un double supplice. Les patients en font carrément les frais quand des centres médicaux privés et publics, en signe de protestation, font la grève ou baissent tout simplement leurs rideaux de fer. Comme conséquences : des malades faute de soins meurent par dizaine, voire par centaine.
Le médecin Frantz Larson de la DASH en est bien conscient : « Quand les bandits attaquent les personnels de santé, c’est toute la chaîne qui est paralysée. À côté des impacts directs sur les malades, cela impacte gravement la société en général ».
« Quand nous rencontrons des cas de kidnapping sur les personnels de santé, nous sommes obligés d’effectuer un arrêt de travail. Non seulement, en signe de solidarité avec la victime, mais aussi en vue d’atténuer les chocs psychologiques de ces forfaits sur le reste du personnel » confie le médecin visiblement apeuré.
Cependant, le toubib reconnaît que ces arrêts ne sont pas sans conséquences sur la vie des patients. Toutefois, il rappelle que les médecins sont avant tout des humains faits de chair, de sang et d’émotions. « Nous ne sommes pas toujours capables de travailler avec une arme sous la tempe ou avec l’absence d’un collègue séquestré, dont le rôle peut être crucial dans une intervention. Un médecin a besoin d’un environnement sain pour effectuer une intervention et soigner un malade » souligne-t-il.
Terreur et rançon…
Ce n’est pas la souffrance des victimes qui arrêteront les malfrats dans leurs menées sordides, pas même un tremblement de terre. Alors qu’un séisme de magnitude 7.2 a frappé le grand Sud d’Haïti, et engendré des centaines de morts et des milliers de blessés, des médecins généralistes et orthopédistes appelés au chevet des sinistrés qui ont des os cassés sous les décombres, se font kidnapper. Un moment où la présence des soignants s’avère plus qu’une urgence. C’est le cas de l’orthopédiste Alexandre Workens, directeur adjoint de l’OFATMA qui mobilisait son équipe afin de voler au secours des victimes du tremblement de terre. Le médecin n’ira pas sauver des vies. Il est pris en otage, un jour après le séisme. Et, les ravisseurs réclament une forte somme d’argent, 500 mille dollars américains en échange de sa libération. Qui pis est, des médecins résidents à pied d’œuvre dans un Sud en lambeaux menacent de suspendre tant que le professeur Alexandre n’aura pas été libéré. En attendant les négociations, les blessés, femmes, enfants, handicapés du grand Sud, agonisent. Ils paient le lourd tribut de la rançon au prix de leur vie. « Comment pouvons-nous exiger à des médecins de sauver des vies sous des décombres alors qu’au même moment, la vie de quelques membres de leurs équipes est à la merci de bourreaux sans foi ni loi », s’interroge Dr Larson.
Coup de massue : l’Hôpital Médecins sans frontières ferme ses portes après 15 ans de services dans la zone. Guerre des gangs oblige. Entre-temps, les blessés de ce conflit armé, parmi eux, des femmes et des enfants qui se comptent par centaine sont livrés à leur triste sort. Pire, les sinistrés du tremblement de terre du 14 août ne pourront pas non plus compter sur l’expertise de ces médecins qui ne peuvent plus mettre les pieds à Martissant.
Les hôpitaux, les cabinets médicaux, cibles des bandits…
La corporation médicale est dans la bouche du diable. La liste de médecins enlevés ou tués s’allonge au quotidien. Le Docteur Ernst Paddy a été froidement abattu devant sa clinique sous les yeux impuissants des riverains et passants alors qu’il s’apprêtait à procurer des soins à un patient. Des gangsters qui ont voulu le kidnapper l’ont descendu d’une balle en pleine tête, car le médecin, âgé, avec une canne, ne pouvait pas obéir aux ordres des kidnappeurs au rythme exigé. Une perte énorme pour le secteur de la santé, pour les enfants en particulier, car M Paddy était un pédiatre dans l’âme. La directrice exécutive de l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUE), Jessy Colimon Adrien, reconnaît que cette situation angoissante peut avoir un impact négatif sur la qualité des services que les médecins fournissent à la population. « Ces enlèvements, dont la corporation est victime, affectent grandement les membres. Le plus dur, c’est qu’à chaque fois un médecin est victime, après sa libération, il fait son retrait », regrette Mme Adrien
Les péripéties des personnels médicaux ne font que commencer. Ce secteur est désormais la proie favorite et facile des ravisseurs de tout poil et tout acabit. Le 25 février 2022, le Dr Martial Piard, dentiste et anesthésiologiste a connu le même sort que ses collègues.
Une semaine plus tard, le gynécologue Pierre Boncy et l’urologue Michel D’Alexis seront eux aussi kidnappés, au sein même de leur cabinet médical. Des hommes vêtus d’uniformes de police ont fait irruption dans le cabinet et ont emporté les disciples d’Hypocrate.
Un mois plus tard, soit le 3 avril 2022, le docteur Jean Philipe, moins chanceux, sera tué lors d’une tentative de kidnapping, tout comme le dentiste Mackindi Guerrier un an avant. Alors que l’enlèvement du docteur Jacques Pierre Pierre de l’HUEH, survenu le 17 mai 2022 à la ruelle Waag, au cœur de Port-au-Prince, soulèvera une vague d’indignation et de mouvements de protestation.
La médecin Benetty Augustin elle, a été kidnappée une semaine avant le Dr Pierre Pierre. S’en suivait la fermeture des hôpitaux St Luc et Saint Damien de Tabarre, en signe de solidarité et expression de leur ras-le-bol démesuré.
De ce tableau macabre, l’image choquante de l’infirmière Virgile Lorna-Rose Fils-Aimé restera longtemps encore dans les esprits. La cinquantenaire a été tuée à bord d’une ambulance qui transportait des médicaments à la clinique Jean Wilfrid Albert où elle travaille. Elle a accepté de traverser Martissant, la vallée de la mort, pour sauver des vies. Elle y est restée. Une balle lui a transpercé la nuque avant d’ouvrir son crâne au moment où les caïds de Martissant ont fait feu sur le véhicule le 5 juillet 2022.
Protester et solutionner
Conscients que les grèves et les fermetures signent en quelque sorte l’arrêt de mort des malades, des médecins et associations médicales optent pour d’autres formes de revendication. Le secrétaire de l’Union des Médecins Haïtiens Pierre Eliode préconise d’attaquer le problème en Amont. « Il faut que toutes les corporations du pays et les citoyens secouent l’État afin de le tirer de sa torpeur, et ensuite éduquer les gens sur le rôle crucial que joue un médecin dans une société », soutient le toubib. La directrice Exécutive de L’HUEH abonde dans le même sens, tout en affirmant que d’autres méthodes en faveur des malades sont en train d’être étudiées.
Dans un pays comme Haïti où statistiquement 5 médecins desservent environ 10 milles habitants, un docteur ne meurt jamais seul. Son décès ou son malheur entraîne à coup sûr des dégâts innombrables au sein de la société. La chute provoquée d’un médecin est catastrophique pour la population. Kidnapper, martyriser ou tuer un médecin, c’est priver 10 mille haïtiens de soins de santé qui est déjà un luxe dans ce pays de manque. Réduire au silence ne serait-ce qu’un seul membre de cette catégorie, c’est stopper l’horloge de vie de beaucoup avant la lettre.
Miwatson Stjour
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