L’insécurité généralisée qui gangrène le pays, affecte à tous les niveaux,  le secteur agricole. Une grande partie de la production vivrière et de l’horticulture maraîchère destinée à la capitale haïtienne et d’autres villes de province restent coincées entre les mains des paysans. D’autres pourrissent et finissent en nourriture pour les animaux. Les « madan Sara », ces femmes pour la plupart, mais des hommes aussi, qui transportent les denrées agricoles et stimulent leur vente au niveau des marchés publics, assistent impuissants au blocage complet de leurs activités. Une situation qui a de graves conséquences sur la production nationale et entrave l’économie du pays.

Les rudes travailleurs du quotidien

10 : 00 du matin, sous un ciel bleu dégagé, ensoleillé de toute part, vêtue d’une vieille robe noire salie par la poussière, un chapeau paille visée sur la tête, au marché la Coupe à  Pétion-Ville, on retrouve Dieudonne, une originaire de la ville des Cayes, marchande très connue de la place pour ses plaisanteries grossières et sa voix grave qui charment et font rire ses amies commerçantes.

Dieudonne est l’une des nombreuses victimes des attaques perpétrées par les bandits à longueur de journée sur la route nationale # 1. En octobre 2021, un jeudi,  alors qu’elle  et ses compagnons de route se rendaient à Cabaret; Juchés  sur des sacs de marchandises transportés par un camion, au moins trois hommes lourdement armés ont intercepté leur véhicule au niveau de Canaan 70. Ce jour-là, elle a  perdu « près de 75 000 gourdes, son revenu, son épargne, bref, tout ce qu’elle possédait », a-t-elle témoigné.

«On nous a complètement dépouillé, y compris de tous nos effets personnels. Certains d’entre nous avions contracté des prêts que nous ne  sommes pas en mesure de rembourser jusqu’à aujourd’hui « , a a-t-elle confié la voix pleine de chagrins et d’amertumes. 

Par contre, Dieudonne soulève qu’avec son commerce, elle n’a aucun espoir de devenir riche. Parallèlement, elle fait des efforts pour rentrer à la maison avec un peu de nourriture tous les jours et aide son mari qui exerce la menuiserie pour subvenir aux besoins de la famille.  » Je veux supporter mes enfants, au moins payer leurs frais scolaires « , raconte-t-elle d’un ton fier. 

Dieula, de son côté, commerçante depuis environ 8 ans, remarque une baisse significative de ses bénéfices durant ces dernières années.  « Autrefois lorsqu’on revenait du marché Chili à Cabaret, on revendait la totalité des marchandises achetées dans une intervalle de 3 à 5 jours. Aujourd’hui, ce n’est plus la même réalité, nous pouvons passer près de 8 à 10 jours sans écouler nos marchandises », a-t-elle soutenu. « C’est l’insécurité et la cherté de la vie qui perturbent le déplacement des gens et réduisent leur pouvoir d’achat », a-t-elle ajouté.

Personne n’est épargné de la criminalité des gangs

Dans le département de l’Artibonite, malgré la faible production de riz, d’une variété de légumes appelée Lalo, de l’oignon et de la tomate dite  » Ti Joslin », cela n’empêche pas certains « madan Sara » de laisser Port-au-Prince, les Cayes et autres villes de province pour se rendre aux marchés publics de Pont-Sondé, de Liancourt et de Lestère en vue de se procurer d’une quantité de ces denrées disponibles. 

La coordinatrice du Rassemblement des madan Sara dans l’Artibonite (RAMSA), Madame Roseline LIMAGE, connait parfaitement bien cette réalité. « Pour les revendeurs et revendeuses des produits agricoles, leurs déplacements sont très risqués. Emprunter la route de Martissant devient impossible. Vers la côte Nord, la route nationale numéro 1 représente également un grand danger pour les usagers.  Le passage à Canaan est aussi effrayant que Martissant ». 

Dans le Bas-Artibonite, la guerre chronique entre les gangs de Savien et de Jean-Denis, après un long moment de calme, est reprise au cours du mois de juillet 2022. Lors des affrontements, plus de 15 morts avaient été recensés, entre le samedi 16 juillet 2022 et le lundi 18 juillet 2022. Même dans les marchés publics, les gens n’ont pas été  épargnés, révèle un témoin.

À Malpasse, localité alimentant le commerce binational entre Haïti et la République dominicaine, les artères sont contrôlées par les hommes de « Lanmò San Jou ». Les caïds du groupe des 400 mawozo rançonnent, pillent et détournent les autobus ainsi que les camions de marchandises qui traversent la zone.

La production agricole en baisse, l’inflation à son pic

Roseline LIMAGE indique que la remontée de l’insécurité a engendré une faible distribution des produits agricoles sur le marché. « Les commerçants apeurés, évitent de fréquenter les routes nationales par crainte d’être kidnappés, torturés, violés ou tués ».

Pour sa part, l’économiste Michaëlle PARAISON soutient que l’insécurité est reconnue comme étant un ennemi fondamental de la croissance du pays. « On ne saurait parler de circulation des vies et des biens dans un tel contexte. La guerre des gangs est fatale pour tous les secteurs »,  argumente-t-elle.  

Selon l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique (IHSI), en moins d’une année, l’inflation a franchi la barre des 18% pour passer à plus de 29% en juin 2022. L’institution a aussi constaté une forte augmentation sur l’indice des prix à la consommation (IPC). Les produits importés connaissent un taux d’inflation de 41,7% tandis que les produits locaux ont généré une hausse autour de 21,8%. 

Michaëlle PARAISON affirme que ces chutes économiques sont liées à un manque de production, à cause de la dépréciation de la gourde et de notre économie qui est totalement tournée vers l’extérieur. Toutefois, il y a un facteur clé assez considérable qui aggrave davantage lesdits facteurs susmentionnés, c’est « l’instabilité » alimentée par l’insécurité a-t-elle poursuivi. 

Il s’agit d’une situation de crise fabriquée par les hommes des classes politique et économique, dans le but de faire disparaître nos différents patrimoines », opine le Secrétaire général  de l’organisation « Tèt Kole Ti Peyizan », Origène LOUIS. « Ils savent très bien que c’est avec le peu de revenus de l’agriculture que peuvent survivre les paysans. On ne devrait pas permettre aux importations de grossir à ce point sur le marché. Dans un pays où les dirigeants sont responsables, supporter la production nationale et encadrer le travail des paysans sont des priorités», a-t-il martelé. 

Au niveau de la Grand’Anse, du Sud et des Nippes, les prix des produits alimentaires et  des services de base ont connu une montée ahurissante. Linda Chalviré DELAIN, une entrepreneure, responsable d’un hôtel dans la ville des Cayes, explique: « il y a un gâchis économique sévère dans le Grand Sud. Rien ne fonctionne, les prix du transport terrestre et aérien ont considérablement augmenté, les familles paysannes n’ont aucun recours, tous les potentiels et  les ressources du département sont à genou à cause de l’insécurité et la route nationale numéro 2, bloquée à Martissant ». 

À ce sujet, le spécialiste en sécurité, James BOYARD se dit déçu de la manière dont le pouvoir en place aborde le problème de l’insécurité. « C’est la première fois dans toute l’histoire du pays que l’insécurité est dégénérée à ce niveau », a-t-il souligné.

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En ce sens, M. Boyard estime qu’il est important que les dirigeants prennent en main leurs responsabilités. « Les gangs démontrent clairement qu’ils sont contre le fonctionnement normal du pays. Ils sont en guerre contre la population. L’État doit permettre à tous et toutes de circuler librement, notamment les « madan sara ». On ne doit pas laisser les groupes armés se consolider dans des quartiers. S’il faut passer à un état d’urgence sécuritaire, on doit le faire. On doit confiner les gangs, les priver de munitions et déployer des moyens pour rendre plus effectif et opérationnel le travail de la PNH », a-t-il ajouté.

Face aux difficultés de tous ordres qui frappent de plein fouet les « madan Sara » et provoquent un bilan négatif sur l’économie du pays, Mme Limage assure que la population en général a besoin de sécurité. Cependant, pour ces commerçants qui mettent quotidiennement leur vie en péril, pour pouvoir sauver des familles et en grande partie l’économie du pays, sans une assistance concrète de l’État, la coordinatrice de la RAMSA appelle  les autorités concernées à réagir au plus vite. Cette frange de la population, si vulnérable et très touchée par les actes des bandits est appelée à être protégée comme tous les autres membres de la population. « Si on nie le travail et la participation de ces hommes et femmes dans la sphère économique, un jour ils seront tous découragés. 

Si les autorités étatiques ne permettent pas à la population de circuler librement, dans un climat de sécurité et de paix, demain on pourra faire face à une crise alimentaire encore plus grave à cause des départements coupés du reste du pays. Ce sera la disparition totale de notre production agricole, et même l’accès aux produits importés nous sera limité. L’État doit résoudre le problème de l’insécurité et garantir le droit à la vie à tous les humains », a conclu Roseline Limage.

Oberde Charles