Claire Marie Estelle Josepha Dumas, née de parents haïtiens et installée depuis au moins une décennie à Montréal, se définit comme une artiste interdisciplinaire, naviguant entre différents champs dont le dessin, la création intuitive, le cinéma expérimental pour se tailler un nom dans le milieu artistique québécois. « Maddame blue », un oiseau aux ailes libres. Portrait d’une artiste aux multiples talents, qui a plusieurs cordes à son arc.  

« Un peuple d’artistes habite Haiti », écrivait André Malraux, homme politique et intellectuel français, pour dire la richesse, la diversité, l’éclectisme, la vivacité de nos créateurs.trices contemporains.es. Même nos fils et filles du dehors, ceux appelés à faire briller l’art haïtien hors des frontières de ce Tiers-d’île pauvre  qu’on capte dans les medias étrangers à travers le prisme du chaos, participent de l’émergence de nouveaux modes d’expression, en dépit du poids de la réalité migratoire qui pèse sur leurs épaules. Il y a ceux et celles qui ont, dans la douleur et la patience, creusé leur sillon jusqu’à accoucher des œuvres pour la reconnaissance tant nationale qu’internationale, mais il y a aussi ceux et celles qui, murés dans leur silence, arrivent à tracer leur propre chemin en passant par le travail acharné qui l’exige. C’est le cas de Claire Marie Estelle  Josepha Dumas.

Improvisation et vie

Teint doré, le crane enfoui sous une natte de cheveux blonds crépus, le nez chaussé de lunettes, le regard figé : Claire Marie Estelle Josepha Dumas, ainsi posée sur son profil Instagram, passe le plus clair de son temps à construire une aura dans le paysage artistique québécois, à sculpter son identité à grands coups de pinceaux, à étendre ses ailes sur divers domaines de l’art : peinture, dessin, chant. Se versant dans la création intuitive, se situant à mi-chemin entre la danse et la jonglerie, s’imprégnant du cinéma expérimental, elle nuance ou gourmande ses influences.  ImproVie, abréviation des mots improvisation et vie, est d’ailleurs l’un de ses sobriquets. La philosophie qui stagne sous ce pseudonyme suggèrerait que l’art est un moment dans le temps, un reflet du temps. ImproVie est le résultat final temporaire d’une combinaison de techniques de création artistique qui sont utilisées pour réinventer le nouveau au lieu de tenter de reproduire le passé avec le besoin constant d’atteindre l’illusion de la perfection qui est malheureusement encore profondément enracinée dans nos sociétés.  « C’est une plateforme où les différents médiums de l’art se rencontrent et dialoguent, où l’on ne cesse de questionner et d’agir. Un endroit où il n’y a volontairement aucune frontière pour explorer, faire des erreurs, apprendre et grandir. » Notre objectif est de faire la lumière sur le processus, indique-t-elle, autant que sur le résultat, de faire avancer notre « vie émotionnelle » telle  qu’elle est aujourd’hui par rapport à hier et demain. 

Entre dehors et dedans

Née le 27 novembre 1994 à Pétion-Ville, dans les années 80 de parents originaires d’Haïti, la trentenaire à la verve créatrice inouïe nous ouvre un riche catalogue de toiles jouant sur les nuances, couleurs, tons, signes, lignes, formes : des paysages à la frontière de la figuration et de l’abstraction. Dans ces décors chatoyants et furtifs où les quelques personnages esquissés semblent se fondre jusqu’à inquiéter, point de facilité ni de glamour.

L’œuvre pluridimensionnelle de Claire Marie Estelle Josepha Dumas, questionnant ce perpétuel va-et-vient entre dehors et dedans (née en Haiti mais vit pourtant entre Montréal et Paris), dessine les traits d’une artiste interdisciplinaire, polymorphe, démesurée, évocatrice, entêtée, dotée d’une imagination bouillante et indomptée ; s’inscrivant dans l’émotion brute, dans le brassage des idées contraires, dans l’impulsion du geste créateur. Ici on parle de Maddame Blue, auteure de l’œuvre  « Un été en Ayiti » (2016), un retour aux sources haïtiennes, une collecte de dessins où elle écume ses souvenirs d’enfance.

« Un été en Ayiti », une des féériques toiles de la peintre Canado-Haitienne. | Photo prise sur son compte Instagram

Son travail incite à la méditation, à la nostalgie, voire même à l’introspection.

« À travers les mots, les couleurs, le paysage, j’essaie de faire le deuil, de m’accrocher, de me souvenir et de mettre en lumière certains souvenirs de mon enfance par rapport à ma réalité actuelle alors que je lutte encore naïvement avec ma propre identité et dissèque le sens d’une maison ».

Cette série de dessins de vie de différentes vues, moments et rêves en Haiti intervient après six années d’absence au pays natal.  « Mes parents vivent toujours en Haiti, et donc au moins tous les deux ou quatre ans, j’essaie de rentrer chez moi pour leur rendre visite. Le but  était de collecter des dessins dans lesquels  elle observait sa ville natale à travers un objectif différent après avoir constamment voyagé et grandir en dehors d’Haiti ».

 « Ayiti, hier et demain », « Imaginary paysages » (Paysages imaginaires), féeriques tableaux où l’artiste peint sa ville d’origine, dessine des paysages oniriques représentant des mondes parallèles entre Haiti et Montréal, sont aussi de cette mouvance créatrice, de cette logique de l’enracinement, de cette envie d’aller à la rencontre de l’inconnu, d’exposer le réel avec ses parts d’ombre et de lumière, de beauté et de laideur, de profondeur et de fragilité. Celles-ci évoquent ainsi l’art urbain, accessible à tout le monde, à l’instar de l’architecture, d’installations publiques et de graffitis. Son esprit, loin de se figer dans une technique définitive, semble lesté par la mélancolie.  Chaque œuvre que je crée découle directement d’une action impulsive, directement de mon imagination.

« Au fur et à mesure que je fais une ligne, je commence à réfléchir à ce que je veux dire et où je veux aller, et c’est ce qui influence ma ligne suivante. J’aime explorer, jouer avec la perspective et repousser les limites entre ce qui est là et ce qui ne l’est pas. »

« Where are you from ? 

Baignée de lumières, elle frappe, assise, la peau rêche  d’un tambour sur fonds  d’une sonorité trafiquée. « Where are you from ? Where is home now ? ». Un dialogue intérieur initié sur le socle identitaire haïtien : le « pays mystérieux » qui attend l’artiste au sortir de l’enfance et de l’absence. Le tambour est cet instrument sacré, revêtant une dimension symbolique, qui force davantage son admiration pour une culture musicale populaire née des entrailles du vodou, religion considérée pendant longtemps honnie.  

Dans une autre vidéo intitulée « I’m sorry »,  on la voit en mode freestyle cracher sobrement sur les manches  d’une guitare les paroles de ce son.  Il ne s’agit pas de perfection, mais d’imperfections, annonce-t-elle : l’impossibilité de concilier le monde de l’enfance et celui de l’âge adulte. Terre meurtrie mais source intarissable d’inspiration, Haïti lui offre un nombre saisissant de motifs, inlassablement rameutés.

Il y a la voix lancinante, le ton terne, l’ambiance très intimiste que son timbre laisse planer, on dirait une blueswoman qui nous raconte ce qu’elle a de plus éphémère, de plus sentimental et de plus fragile.  « Je suis désolée (à vous et à moi-même) de ne pas savoir hier ce que je sais aujourd’hui. Je suis désolée de ne pas savoir aujourd’hui ce que je saurai demain… Je suis désolée de ne pas savoir demain ce que je saurai les jours qui sont encore à venir… Je suis désolée. Pour toutes les choses que je ne pouvais pas savoir, que je ne savais pas… »

Casser toutes les cases

La toile est un de ces supports de création mais au fil du temps, le papier, où elle invente à la fois du beau et de l’insaisissable,  est devenu pour elle un médium primordial.  Faire différentes séries de dessins au fur et à mesure lui a apprise sur la façon dont la réalité se confond avec les rêves et comment les deux, à travers le temps et l’espace, deviennent un. Sa passion pour le dessin est plus grande que la peinture, aux frontières de l’abstrait et du réel, du figuratif et du paysagisme. Cette cristallisation n’est pas seulement formelle, mais aussi thématique, orientant son art vers une sorte de standardisation et de stylisation.

Pensive, Claire Marie Estelle Josepha Dumas remet en question, expérimente, prend du large, défonce les barrières, repousse les limites hiérarchiques, vole haut de ses ailes libres (« Danggeling »),pièce plus méditative que performative, soulevant des questions d’espace, de fluidité, de rythme, de contrôle, de concentration, de mouvement, de temps.  Ses œuvres sont le fruit d’un impressionnant déploiement d’effets. Sa peinture se trouve en accord avec un courant transnational qui s’attache à prendre en compte diaspora et terre natale, tradition ancestrale et influences étrangères.

Plusieurs outils dans sa démarche comme l’animation, la musique, les courts métrages, le dessin s’enchevêtrent dans son travail qui signale, certes les fêlures de son âme angoissée, la spontanéité de son art mais aussi sa grande maitrise technique ; un travail recherché, qui nous porte à déchiffrer les non-dits ou la polysémie des sujets peints et explorés à travers sons, images et langages. Formée à l’Université Concordia à Montréal, elle transcende toute étiquette, bannit tout cloisonnement, milite corps et âme pour la liberté totale menacée par les diktats du marché de l’art urbain ou contemporain, traite de la colonisation, de la réalité migratoire, de la nature dans sa palette cognitive.

Ode à un écrivain

Une série de trois dessins représentant jusqu’ici des odes visuelles dédiées à trois personnes qu’elle a connues et rencontrées enrichit son catalogue : la danseuse Maya Milet, l’artiste Rita Adib pour qui elle a tenté de représenter naïvement un mélange de travaux que Rita Adib a réalisés dans le passé et pour finir, son père, homme de lettres et ancien ministre de la Culture, Pierre-Raymond Dumas.  Portraitiste subtile et prolifique, elle illustre avec brio les couvertures des monographies de son père et poids lourd de la critique littéraire (auteur de la chronique « Cette transition qui n’en finit pas »). Ces monographies se portent sur les écrivains Yanick Lahens, Lyonel Trouillot, Margareth Papillon, Syto Cavé, Anthony Phelps et Kettly Mars.


Dessin dédié à son père Pierre-Raymond Dumas

Comme beaucoup d’autres, elle refuse tout enfermement, casse toutes les cases («I refuse to be a bird in a cage, slowly melting in the middle of a cage».  Je refuse d’être un oiseau en cage, fondant lentement dans une cage), affirme-t-elle, sans fard. La peinture qui ne se préoccupe que de sujets ressassés, d’harmonie chromatique ou graphique, ne lui fait pas défaut. Avec sa pose songeuse et perspicace, elle revendique une sorte de modernité que l’on scrute à travers les filtres esthétiques explorés dans ses créations. C’est que, peintre du dehors ou jeune prodige du dessin, elle ne semble s’identifier à aucun mode d’expression, à aucune école, à aucun courant. Et c’est là toute sa force.

Enfiler son costume de photographe

Claire Marie Estelle Josepha Dumas, armée de son Nikon D5300, enfile ici son costume de photographe urbain, pose son regard lumineux sur le quotidien d’Haiti à travers une série de photographies expérimentales en couleur qu’elle accumule depuis 2018, une série en cours et qui se concentre principalement sur le corps, le mouvement, l’action et la réalité à travers une lentille narrative et alerte.  « Ayiti en couleurs », « Fenêtres, curiosités et souffle » : ce sont-là quelques-uns de ses clichés où elle nous donne à voir tous ces bidonvilles nichés au flanc des mornes fauves et baignés de soleil, les dégâts écologiques et notre environnement urbain incontrôlé, notre art de la débrouillardise, notre résilience extrême, les paysages odoriférants, nos faunes et flores.


Une des photos de la série « Ayiti en couleurs ». | Photo prise sur le site web de l’artiste.

Inscrite dans la culture et l’histoire canadiennes, elle peine à délimiter la ligne entre photographie et peinture. Mais ce dont on est sûr c’est que toute la beauté de ce coin d’île se concentre dans un éventail d’œuvres qui la hissent en témoin de son temps, en observatrice de notre débâcle et du laxisme généralisé, de nos erreurs cumulées au fil des saisons sauvages, tout en évitant de se verser dans une forme quelconque de manichéisme,  cherchant plutôt à peindre dru et cru le quotidien poignant et chaotique des Haïtiens en quête d’un mieux-vivre ou de survie. D’une rigueur haletante, elle expérimente pour l’heure la photographie et le montage.

Toujours à la recherche de l’indicible, d’espace, du beau voilé de mystère et d’énigme, de crudité et d’espoirs. Ne mérite-t-elle pas de sortir de cette ombre qui plane injustement sur son talent ? Va-t-on, dans les couloirs du panthéon haïtien, immortaliser Claire Marie Estelle Josepha Dumas, cette étoile franco-haïtienne, pour son audace, sa fugacité, sa liberté de ton, sa singularité, pour enfin la beauté fascinante et déchirante de ses œuvres ?

Rosny Ladouceur