Haïti, quelle classe politique pour quelle démocratie ?
Renouveler le personnel des partis politiques est une démarche démocratique irréfutable. Plongés dans la division, et par manque de structure aussi, certains d’entre eux ont du mal à effectuer cet exercice. C’est le cas de la Fusion des socio-démocrates et du PHTK qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Et depuis, la classe politique haïtienne est remise en question par certains observateurs avisés.
L’actualité récente des partis politiques, du pouvoir en place et de l’opposition, met en lumière la question de la démocratie au sein même de ces organisations. D’une part, on constate que les représentants du PHTK (duquel est issu le président Jovenel Moïse) sont contraints de réorganiser des élections primaires pour désigner une équipe à la tête du parti. D’autre part l’opposition qui se dit démocratique est déchirée par des luttes intestines et la Fusion des socio-démocrates devient le prototype flagrant de la division. Cette situation traduit ce que l’auteur Kern Delince, dans son ouvrage Les forces politiques en Haïti (1993), évoquait : « En comparaison avec la Jamaïque et la République Dominicaine, le système politique national paraît être le seul à accuser une carence complète de véritables partis politiques, ce mode d’agrégation par excellence de citoyens s’intéressant aux affaires publiques… Politiquement, le peuple haïtien semble moins encadré qu’aucun autre peuple de l’Amérique latine ».
Un multipartisme embarrassant
Le taux de natalité des partis politiques est très élevé en Haïti. Selon un document publié en 2014 par IDEA (Institute for Democracy and Electoral Assistance) sous la direction du docteur Laënnec Hurbon, avec la collaboration d’Alain Gilles et Franklin Midy, pas moins de 140 partis politiques sont apparus sur la scène électorale entre 1986 et 2010. Beaucoup de plateformes naissent juste avant les élections et disparaissent tout de suite après la publication des résultats. Avant 1986, il existait 4 partis politiques, de 1986 à 1990 environ 31 partis ont été enregistrés, 22 (1991-1995) ; 12 (1996–2000); 1 (2001–2003) ; 32 (2004–2006); et 42 (2007–2010), soit un total de 144 partis politiques légalement enregistrés au Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique (MJSP). Cette prolifération porte le politologue Cenes Fleurant à parler de la « non-institutionnalisation ». « On peut aussi penser que la multiplication des partis politiques est le résultat de l’absence pendant longtemps d’un dispositif légal intelligent permettant d’encadrer la création, le fonctionnement et le financement des partis et activités politiques. Cela a laissé pendant longtemps une porte ouverte à toutes celles et ceux, parfois au profit d’intérêts personnels, à pouvoir créer un parti politique sans réel projet de société et dont parfois la durée de vie se mesure à l’aune d’un simple moment électoral », regrette-t-il.
La Différenciation idéologique, source de division
« Les partis politiques constituent le moteur qui fait tourner la machine démocratique dans la mesure où ils cherchent à conquérir et à exercer le pouvoir par le biais des élections, qui, quant à elles constituent l’un des piliers de la démocratie », rappelle Cenes Fleurant. Mais chez nous le système de partis se caractérise par une absence de frontière idéologique et par des liens distendus et non institutionnels entre les partis et leurs représentants, fait-il comprendre. Si les partis politiques haïtiens du XIXème siècle, le parti Libéral avec sa vision du « pouvoir au plus capable » diamétralement opposée au Parti National « le pouvoir au plus grand nombre », se sont battus à feu et à sang dans la conquête du pouvoir sans vraiment enraciner la démocratie dans le pays, l’environnement politique haïtien près d’un siècle plus tard n’est pas différent. L’histoire semble vouloir se répéter avec la division au sein du PHTK. N’étant pas sur la même longueur d’onde, deux conseils exécutifs se sont engagés dans un bras de fer pour prendre le contrôle du Parti Tet Kale. Marie Yanick Mezile se trouve à la tête d’un directoire et Sainphor Liné Balthazar dirige l’autre. Les deux responsables disent vouloir restructurer l’organisation politique mais ne s’entendent pas sur la stratégie. Selon Guichard Doré, il s’agit d’une incompréhension. L’homme qui tient les oreilles du président Jovenel Moïse déclarait que « Mme Mezil veut simplement restructurer le parti en attendant un congrès pour élire les dirigeants du PHTK ». Même cas de figure du côté de la Fusion des socio-démocrates. En avril dernier, dans une élection opposant le conseiller du parti, Victor Benoit, et l’ancienne candidate à la présidence, Edmond Supplice Beauzile, le camp de cette dernière l’emporte à 324 voix, soit 96,42 %, sur les 336 votants.
Pour une deuxième fois consécutive, Mme Beauzile venait de se faire élire à la tête du parti, avec Rosemond Pradel au poste de secrétaire général. Une élection que le professeur Victor Benoit, candidat malheureux, rejette d’un revers de main car, selon lui « il n’y a pas eu d’élection, c’était juste une sélection ». En d’autres termes, il y a eu des manœuvres frauduleuses pour garder Mme Beauzile à la tête de la Fusion.
Un financement suspecté
Selon certains militants, le financement des partis par le gouvernement Moïse-Lafontant semble influencer la division au sein des formations politiques (250 millions de gourdes ont été distribuées à 58 partis politiques). Comme montant mensuel, 13 partis ont reçu entre 1 078 et 6 623 millions de gourdes, 11 partis entre 504 et 724 mille gourdes, 14 autres 199 et 437 mille gourdes, et les 20 derniers, un montant de 100 et 107 mille gourdes. Un financement qui peut faciliter la bonne marche de la démocratie croit le président de la république Jovenel Moïse. D’ailleurs, il a souligné que « le financement des partis politiques est effectué selon une formule de représentativité, au parlement ou dans les collectivités territoriales, et en fonction du nombre de femmes élues ».
Les partis dans la construction de la démocratie
« Piliers de toute démocratie, les partis politiques sont et doivent être l’expression de la diversité des idées qui traversent et construisent la société », souligne Roland Joseph, politologue et spécialiste de la paix, provenant de ‘’University of Massachusetts Lowell’’. Le doctorant au programme de résolution de conflit souligne que les partis se situent à l’interface entre les citoyens et l’État, articulant les demandes des différents secteurs sociaux afin de les inscrire au cœur des programmes et politiques publiques qui sont véhiculés à travers leurs élus. Il y a également les batailles extrêmement longues et âpres autour des élections contestées, les manifestations de dechoukaj et les demandes de démission ou de destitution des CEP qui expliquent le nombre élevé d’élections présidentielles ou législatives contestées : 1988, 1993, 1995, 1997, 1999, 2000, 2006, 2009, puis 2010. Le bilan des partis politiques n’est pas si long à apprécier et l’on pourrait même parler de cercle vicieux. Car, Tout semble concourir à démontrer que le jeu politique est faussé par la perte de confiance dans les partis, perte de confiance dans l’État et le fait qu’en 25 ans, le pays a connu 17 conseils électoraux provisoires. « Vu la complexité des partis politiques et les problèmes auxquels ils sont confrontés depuis 1986, il faudrait une étude scientifique pour voir dans quelle mesure ces partis politiques sont des obstacles ou des facilitateurs à la démocratie », recommande le politologue Roland Joseph avant de conclure qu’en Haïti « Tant valent les partis politiques, tant vaut la démocratie ».
Marc-Evens Lebrun / Source : Challenges Magazine