Les temps sont durs. La mort est là. Omniprésente même. Cette hantise qui, pendant longtemps, tétanisait la population ( les rues sont vidées en plein jour), semble se transformer en carburant pour alimenter les moteurs de cette révolte « populaire » tant attendue : Bwa kale. Il paraît excessif de dire populaire, mais ce mouvement à défaut de l’être s’inscrit dans la lignée des revendications et des exaltations des discours populaires et ou majoritaires qui trouvent écho positifs dans les espaces publics, également dans les espaces privés. L’appropriation qui est faite au sein de notre société en dit long.

Mais « Bwa Kale » ne fédère pas tout le monde. Certains y voient un mouvement qui, par sa violence, peut déchirer un peu plus le tissu social déjà très abimé, alors que d’autres, se référant à la puissance de feu des gangs, y voient dans leur projection, une possibilité accrue de déboucher sur un massacre. Est-ce donc la bonne solution? Et pourquoi ne serait-elle pas la solution, vu que depuis quelques années des gens meurent ou se font enlever et torturer sous le regard complice de l’État?

D’aucuns s’inquiètent des proportions que prennent ce besoin de vengeance face aux méfaits des gangs armés ces dernières années qui, pourtant, ont laissé perplexe les équipes gouvernantes. Face à l’abandon calculé de la population, perdue au milieu de cette spirale chaotique fabriquée par des élites politiques avides de pouvoir et des élites économiques toujours en quête de nouveaux monopoles, Bwa Kale s’impose comme une réponse cinglante et sanglante pour pallier l’absence de l’État, ou mieux, face aux complots ourdis par celui-ci, dont la sécurité de sa population devait constituer un devoir indépassable.

Un peuple seul, appauvri, violenté, les méfaits de la violence exercée contre lui sont nombreux. Trop longtemps il aura subi de plein fouet les assauts des forces obscures. Mais quand l’Etat s’allie à l’anti-Etat contre sa population, n’a-t-elle pas le droit de se défendre ? Face à la violence instrumentalisée et institutionnalisée sous toutes ses formes (symbolique ou physique) la population doit-elle s’efforcer d’éviter les excès alors qu’elle a subi tous les excès tant de la part des gouvernants que de la part des bandits instrumentalisés qui sont aujourd’hui sous les feux des bwakaleyens ?

L’argument majeur des anti-Bwa Kale, s’inscrit dans la lignée des défenseurs de droits humains qui, dans une fenêtre occidentale, dénoncent la justice populaire avec, comme pseudo-argument, le caractère sacré de la vie. Mais, n’est-il pas nécessaire de souligner que la vie des victimes des gangs, de l’État et des élites corrompues, est tout aussi sacrée et que comme à la guerre il est nécessaire de sacrifier des vies pour en protéger d’autres ? D’ailleurs, s’il est vrai que la République d’Haïti à travers sa Constitution consacre les droits libéraux issus de la révolution de 1789, il faut aussi rappeler que ces droits ont été imposés au roi de France par la violence populaire. La fameuse guillotine a coupé de nombreuses têtes pour imposer ces fameux droits.

L’absurdité de la démarche des anti-bwa kale réside dans le fait d’espérer qu’une foule colérique, en chasse, développe instamment une conscience axée sur des droits de l’homme dont elle-même a été privée pendant si longtemps? Pas sûr ! La haine du bourreau reste un devoir pour les opprimés. Et la restera tant que les inégalités continueront. Les violences pourraient même s’intensifier et toucher d’autres groupes sociaux mieux lotis dans la hiérarchie sociale. Le grand drame avec cette violence populaire c’est qu’elle ne s’est pas encore fixé ses interdits. En effet, tout mouvement social fabrique ses interdits, parce qu’après nous allons devoir réorganiser la société.

Ce qu’il faut retenir de ses fâcheux événements, c’est que la violence «populaire » qui sévit actuellement en plus d’être une réponse à l’absence de l’État, est un épiphénomène de la crise qui mine Haïti depuis 1804 et qui, pour des raisons économiques, n’a jamais été résolue. Sa spontanéité n’aura pas permis jusque-là de fixer les limites, ni de minimiser les dommages collatéraux ou d’éviter toute tentative d’instrumentalisation ou de récupération par des politiques et des économiques malsains.

Toutefois, contrairement à certains penseurs qui assimilent cette situation de violence chronique et débridée à l’anarchie, il faut souligner que nous en sommes loin. Très loin même. Les raisons sont multiples. La plus simple et la plus fondamentale est que l’État, s’il est vrai est absent auprès des pauvres, des masses agonisantes, est là, pour défendre les intérêts des puissants et des politiques qui l’ont façonné. La crise du dollar et la crise de carburant en sont de vibrants témoignages. Leurs fomenteurs malgré leurs nombreuses exactions, n’ont subi jusqu’ici aucun assaut des bwakaleyens. De plus, personne ne s’attaque à cet État ou à son Administration bien que ceux-ci, évidemment sont construits contre la population.

En faisant une analyse généalogique de la crise haïtienne depuis 1804, il est facile de constater, comme le souligne Michel Rolph Trouillot que les mouvements violents et les régimes autoritaires qu’a connus le pays en sont des expressions symptomatiques. Donc, ce n’est pas le problème fondamental, certes il faut soigner les symptômes, mais il ne faut pas croire qu’après les avoir évacués, que tout est résolu. C’était ce qui s’était passé avec les mouvements populaires de 1986 et de 2004.

Le gros danger qui nous guette serait donc que Bwa Kale couvre sous un voile d’ignorance les problèmes réels auquel la population doit s’attaquer. La matrice des crises contemporaines réside dans l’histoire et cette impossibilité de nous mettre ensemble pour construire l’avenir. Le mépris du peuple par ceux qui interviennent en son nom, est une source de tension historique qui a conduit de nombreuses nations au bord du précipice. Dans notre cas, nous sommes arrivés à un carrefour ou rien ne peut changer sans violence.

En effet, l’absence d’une politique mémorielle pour transmettre aux générations actuelles les valeurs du passé et les interdits que la nation s’était fixée est préjudiciable. Jean Clément Martin souligne à ce propos que « L’historien ne peut pas oublier que les assassins (les mots ont un sens et il faut le garder) ont été mis au ban de la société et qu’ils n’ont dû leur impunité temporaire, qu’à leur rôle dans les institutions qu’ils ont contrôlées […] Il ne peut être dupe des analyses pseudo politiques transmuant des actes de droit commun en justice populaire… » Bwa Kale ne peut donc être une solution définitive au problème haïtien, sous peine de récupération, bien qu’il constitue un élément de dissuasion important à l’heure du règne de l’anti-État.

Alors que Bwa Kale vient de débuter il faut déjà s’évertuer à penser l’après. En conclusion, je dirai que faire l’histoire de la démocratie revient également à faire l’histoire des violences qui l’ont engendrée. La démocratie ne s’installe pas d’elle-même, elle est une rupture avec un ordre. Pour arriver à un État de droit comme le suggère les anti-bwakaleyens et protéger les libertés individuelles il est nécessaire de revoir l’architecture sociale et d’œuvrer pour plus de justice sociale. Car il est beau de parler d’opprimés mal orientés pour défendre des positions politiques, mais il est tout aussi criminel de ne jamais s’attaquer à ceux qui les orientent alors que le pays agonise.

Lyonel Edouard